À quoi bon lire des romans? N'avons-nous pas des tas de choses plus intéressantes à faire ? La vie, c'est agir, ce n'est pas se retirer tout seul dans son coin! La vie, c'est rencontrer des gens, c'est séduire, c'est aimer, c'est bouger! Ce n'est pas le rêve, les personnages imaginaires, mais les garçons, les filles bien réels, avec qui on peut parler, se balader, danser; qui ont des corps que l'on peut caresser, embrasser. Avec qui on peut faire l'amour...

            La vie, la vraie vie, c'est pas quand on lit...

            Mais faire l'amour... Au juste, comment fait-on l'amour ? Qu'est-ce qu'on ressent quand on s'est décidé ? J'aimerais bien que ce soit un bon souvenir, que je donne vraiment du plaisir à l'autre. Mais que faire ? Comment m'y prendre? A quoi prêter attention pour que ce soit agréable, comme une fête ?

            Et si je regardais ce que les autres en disent ?

 

            « Il avait peur, à sa première nuit d'amour, de mal faire l'amour.

            Exactement, il craignait de décevoir, de ne pas réussir à s'attacher sa partenaire. Il attendait de cette première nuit l'amour, un amour calme, mais enfin l'amour; il avait donc peur de se retrouver, au matin suivant, avec l'amour dans le coeur et une femme sans amour dans son lit.

            Quand il comprit qu'il serait l'amant de Pierrette Onyx, il se dit : " L'occasion s'est présentée à moi d'elle-même. C'est une femme qui m'a fait des avances, et du reste elle ne me déplaît pas. Parfait. Je ne me ferai pas prier. Seulement, après tout, je suis vierge. Il s'agit maintenant qu'elle ne s'en aperçoive pas, il faut que je fasse attention. Il faut qu'au moment décisif je ne me dénonce pas par une maladresse. "

            Dès qu'il se retrouva au lit avec Onyx, cela devint une idée fixe. " Par où commencer ?" se dit-il.

            Il était nu auprès d'elle, nue aussi. Pour se donner du temps, il demeura étendu, à plat sur le dos, sans bouger et sans même lui laisser sentir que sa chair s'émouvait déjà. Il passa son bras sous la nuque de la femme, et posa sa tête au creux de l'épaule qui s'offrait à lui.

            Onyx, attentive comme toujours, se prêta à cette tendresse encore chaste, à cette pause préliminaire...

            Elle se décida, et ce fut elle qui l'enlaça. Rémy fit alors un mouvement de recul. Onyx ramena son bras contre elle. Elle ne savait plus que penser.

            Mais cette tentative de sa partenaire a fait sortir Rémy de ses réflexions. Entre-temps, il a établi un plan détaillé. Il s'y est arrêté. Il l'exécutera.

            Son propos est simple. Il sait que les garçons vierges, dans la plupart des cas, se montrent trop pressés, vont tout de suite au but, le touchent seuls et violemment, en voient trente-six chandelles et ne savent plus se remettre sur pied pour revenir à la retardataire et lui faire achever sa course. Maintes fois, il a entendu des femmes assurer que les jeunes gens sont de mauvais amants. "Des petits coqs, disent-elles. Des égoïstes." Il sait bien que c'est la retenue, la maîtrise de soi, le désintéressement des hommes que la trentaine rend déjà plus ménagers de leurs forces, qui comblent les femmes.

            Au demeurant, ses demi-maîtresses, les jeunes filles, l'ont mûri sur ce point. Insoucieuses de son plaisir, avides du leur, personnelles, avisées, elles lui ont en quelque sorte fait chasser la truffe pour la lui retirer à temps du museau. Elles l'ont dressé.

            Il n'a pas bougé le corps. Mais il a poussé son visage contre la nuque de la femme. Il la baise au cou, derrière l'oreille, à l'angle du maxillaire. "Et mes mains ? se demande-t-il. Qu'est-ce qu'il faut que j'en fasse ?" Réservant les caresses précises, il passe ses doigts dans les cheveux d'Onyx; mais il n'y met pas trop de désordre, ne sachant pas si les femmes, au lit, aiment que l'on dérange leur coiffure.

            Il mordille le lobe de l'oreille. De là, ses lèvres passent à la joue, à la bouche. Pour l'instant, et pour un moment encore, son expérience le sert. Ce n'est pas la première fois qu'il embrasse, mais il fait un effort, il tâche de très bien embrasser. Il ne déclôt ses lèvres que lorsqu'il sent Onyx prête à entrouvrir les siennes: car, si la raison le retient de brûler les étapes, un instinct lui conseille de conserver la direction des opérations...

            Il a imposé des baisers plus forts. Ses doigts ont quitté les cheveux d'Onyx, sa main gauche a suivi la pente de l'épaule et s'est arrondie sur un sein, sa droite, passant sous le dos de la femme que le bras rapproche, touche le sein droit. Les mains demeurent sur cette gorge. Bientôt les lèvres les y remplacent. Rémy, qui ne doute plus de sa vigueur, mais qui reste aussi maître de lui que si sa virilité lui était un organe indépendant, Rémy se soulève sur le côté et applique ses jambes, son bassin, sa poitrine, contre le corps féminin. Il le sent tiède, frémissant. Il le saisit aux flancs, il le presse un peu. L'une de ses mains se déplace et gagne la hanche; de la hanche, elle atteint le giron, et les cuisses s'entrouvrent pour l'accueillir. La main y demeure, comme douée de volonté. Elle y prend étape. Elle y poursuit cette trop logique succession de caresses. Et Rémy, dans son ignorance relative de la femme, croit habile et généreux de susciter en elle les mêmes flux et reflux de désir dont lui-même connaît les variations: dès qu'il sent mûrir l'émoi que sa main dispense, il la retire promptement.

            " Moins je me montrerai pressé, continue-t-il de penser, la tête entre les seins d'Onyx et la main vigilante, moins elle se doutera que je suis vierge. En ne m'occupant que d'elle et en retardant son plaisir, j'aurai l'air très au courant. Et elle finira par ne plus penser à rien d'autre qu'à ce plaisir qui n'arrive jamais. "

            Puis il détache sa bouche des seins durcis qu'il baise depuis assez longtemps... Son visage parcourt le ventre, il en atteint la limite, il s'incline et se fixe enfin.

            Mais là le visage poursuit la même tactique que la main y exerçait. Juste à l'instant où Rémy sent chez la femme le plaisir près de se consommer, il recule la tête, suspend son contact, demeure quelques secondes immobile. Puis il reprend sa caresse. Ainsi deux fois, ainsi trois fois.

            " Tout de même, se dit-il, je ne dois pas avoir l'air d'un enfant. Ou alors quoi ?..."

            Et les minutes qui passent travaillent pour lui. Car, finalement, il voit sa partenaire à tel point frémissante, il l'entend respirer avec tant de précipitation, il la sent si chaude jusque dans le secret de la féminité, qu'enfin il se résout. Mais il a fini par ne plus ressentir sa propre impatience et ce n'est pas à elle qu'il va céder: c'est à l'impatience de cette femme, à cette angoisse étrangère qu'il sent douloureuse à la fin, vibrante, prête à se rompre, impossible à prolonger...

            D'une seule détente, il s'est redressé, s'est rejeté sur elle, l'a saisie, lui a fait éprouver son poids et l'a pénétrée.

            Avec des cris elle se délivre enfin. Mais lui reste fixé en elle et tendu. La femme était brûlante: en l'accueillant, elle l'a brûlé. Dans cette fournaise palpitante, il demeure et souffre presque, et doit redoubler d'efforts pour ne pas s'abandonner... Il y réussit, après un instant d'inquiétude. Et s'il y est parvenu, c'est sans doute parce que l'excès même de sa patience, de son désintéressement, avait refoulé au fond de lui sa volupté, en avait longuement reculé le dénouement.

            Mais peu de temps suffit à la femme pour se remettre. Rémy s'aperçoit que déjà elle souhaite un nouveau plaisir. Il veut la contenter et s'y emploie, il la réveille... quand tout à coup il se sent lui-même incapable de se dominer davantage... Voilà l'erreur qu'il redoutait, la faute grave!... Cette fois, la femme sera distancée par lui... Mais non! Car elle, de le voir à la fin qui perd ce sang-froid irritant, et qui frémit sur elle, cela précipite en ses moelles un puissant regain. Déjà elle s'égare. Et c'est juste à l'instant où elle se pâme que Rémy se trouve atteint lui-même et se laisse aller enfin...

            Ses mots ravivent en lui la petite déception qu'il vient d'éprouver. Le plaisir de la possession, le plaisir authentique et complet, enfin l'amour, il croyait cela différent de ce qu'il connaissait déjà, et plus fort. Il croyait qu'un instant venait où l'on perdait vraiment tout contrôle, où la raison sombrait. Et, en somme, rien d'extraordinaire ne s'était produit... »

Philippe Hériat, La foire aux garçons, Le Livre de Poche.